Recension - Quand s'avance l'ombre de Enora Chame
Enora Chame, Éditions Mareuil, 2022, 350 p. – 19,90 €
Quelques dix années après le début de la guerre civile en Syrie, la publication du journal de campagne d’Enora Chame, officier du renseignement militaire français, résonne étrangement. Il nous dévoile des aspects méconnus de cette effroyable tragédie.
Arabisante, officier d’active dans l’Armée de l’Air et de l’Espace aujourd’hui colonelle, Énora Chame a suivi un cursus capital à l’INALCO (Institut national des langues et civilisations orientales). Elle accomplit plusieurs séjours au Proche-Orient, notamment au Liban et en Syrie, et parvient, contre toute attente, à être intégrée comme seule Française et seule femme à la seule mission d’observation de l’ONU, la MISNUS, mission exceptionnelle autant que méconnue, qui perdure quelques mois grâce à la détermination de Kofi Annan. Emissaire de l’ONU et de la Ligue arabe, il a obtenu, en avril 2012, un cessez-le-feu... qui ne dura pas.
Ainsi, au sein d’un corps de 300 observateurs non armés, Enora Chame se rend dans une Syrie qu’elle connaît bien et qu’elle aime mais qui a basculé depuis peu dans une guerre civile qui devient peu à peu confessionnelle et internationale. Sur le terrain, les observateurs consultent les divers partis en présence, sont confrontés aux katibas (unités de combattants) des rebelles, aux foules parfois hostiles, à l’armée syrienne, ils forcent les portes des prisons et des hôpitaux où ne se pratiquent pas que des soins. Enora Chame œuvre pour faire connaître la vérité, malgré l’étroite surveillance de la police politique et les manipulations du régime ou des rebelles. Les dangers sont multiples : tirs, explosions et surtout implication croissante d’Al-Qaida : elle découvre au plus près l’horreur d’une guerre fratricide. Appelée à intervenir sur les tous les lieux d’incidents, de massacres, pour y recueillir des témoignages, prendre des photos de cadavres, dont de nombreux enfants, elle s’impose par son courage. Des situations éprouvantes, difficiles à vivre pour la plupart des observateurs qui n’étaient pas vraiment préparés à découvrir de telles atrocités et ignominies, et dont beaucoup garderont des blessures durables. De surcroît, les observateurs se trouvent plongés au cœur d’un conflit aux manipulations permanentes. Ils vont ainsi découvrir l’armée syrienne libre et observer dans ses rangs la progression de l’islamisme radical, conduisant à son implosion et à la disparition de sa dimension laïque. Enora Chame perçoit aussi nettement la montée en puissance des mouvements djihadistes, à l’instar du Front al-Nosra (ou Jabhat al-Nosra), d’abord affilié à Al-Qaïda avant de prêter allégeance à l’État islamique (ou Daesch). Elle frôle la mort quand son convoi est pris dans une embuscade par des djihadistes. Elle crut son heure venue et son exécution prochaine.
Aujourd’hui elle témoigne. Son livre est constitué du journal qu’elle a tenu durant sa mission en Syrie. Clair, précis, le propos est riche en détails et en anecdotes, Nuancé et loin d’être manichéen dans la présentation du conflit, il ne peut qu’intéresser et retenir l’attention, y compris de ceux qui méconnaissent les rouages de la guerre en Syrie. Car le conflit n’a rien de binaire. Manipulation et duplicité existent des deux côtés. La violence jusqu’au-boutiste et les atrocités incommensurables aussi. Mais aussi un hommage vibrant à la Syrie et à son peuple.
Amiral Xavier Païtard